Lire les romans de Julian Semenov permet-il de mieux comprendre l’antagonisme entre Russes et Ukrainiens ? Pour le romancier français Antoine Volodine, ils sont un remède aux amnésies de l’Occident. ENTRETIEN
Dans le contexte actuel de guerre en Ukraine, il est délicat d’évoquer la russophobie qui s’est développée dans la population ukrainienne bien avant les invasions russes de 2014 et 2022. Jetant un œil vers l’autre camp, il est tout aussi inconfortable de tenter d’intégrer la hantise des Russes face à une Ukraine perçue comme pro-nazie, voire «fasciste». L’actualité littéraire offre au moins une opportunité d’en débattre, de mieux appréhender les positions historiques de chacune des deux anciennes républiques socialistes : la réédition de l’œuvre du romancier soviétique Julian Semenov aux Éditions du Canoë, puis en poche chez 10/18.
La vie de Julian Semenov (1931-1993) coïncide presqu’exactement avec celle de l’URSS (1922-1991), une réalité qui nous devient lentement étrangère. Reporter international, écrivain, maître du roman policier et d’espionnage, Semenov sera notamment l’auteur de romans extrêmement populaires en ex-URSS, mettant en scène le maître-espion soviétique Stierlitz face à l’ennemi nazi. Juste des romans ? Non pas : Semenov est réputé proche du KGB de Iouri Andropov, ses fictions (entre autres Opération Barbarossa qui raconte l’adhésion d’une frange de l’Ukraine au régime nazi) sont truffées de références historiques qui nourrissent les notes de bas de page. On est bien dans une traduction du monde par la fiction, mais avec l’imaginaire diablement documenté d’un témoin d’exception.
« Une formidable quantité d’archives, de documents, de circulaires, de notes secrètes parcourent les ouvrages de Semenov : authentiques ou inventées, mais toutes vraisemblables », note un autre passionné de l’époque soviétique, le romancier français Antoine Volodine dans sa préface à Ordre de survivre, le plus récent des romans de Semenov à être publié aux Édition du Canoë.
À elle seule, la préface de Volodine marque les esprits. En introduction à l’œuvre de Semenov, il y pointe les amnésies sélectives des « alliés atlantistes », la russophobie, un antisoviétisme qui empêcherait l’Occident de mieux analyser les grands affrontements du XXe siècle, au risque d’en être « les enfants perdus ». Pour Le Soir, Antoine Volodine a accepté de développer sa pensée.
Vous évoquez l’ « histoire déformée, révisée, lavée à l’eau de javel des idéologies atlantistes », les « blancs mémoriels ». Quels sont ces appauvrissements de l’« histoire mutilée » qui nous aideraient aujourd’hui, s’ils étaient rappelés, à mieux comprendre la guerre en Ukraine ?
Il me semble que le rôle de l’Union soviétique dans l’écrasement du régime hitlérien est souvent mis entre parenthèses, comme s’il s’agissait d’un élément notable mais non essentiel. Pour les Soviétiques, et les Russes aujourd’hui, l’Histoire a été révisée, leur rôle amoindri, ce qui les révulse et les consterne. Les chiffres des morts soviétiques (près de 26 millions) est rarement évoqué en Occident, et certainement pas avec la même compassion horrifiée qui accompagne cette mention en Russie. Le sacrifice a été immense, quelles qu’aient pu être les erreurs stratégiques de Staline et quelles qu’aient pu être ensuite les conséquences de la victoire sur les pays d’Europe de l’Est. Les versions occidentales de la victoire contre les nazis sont marquées par la libération aux couleurs américaines, les versions des pays de l’Est, en Pologne et en Ukraine aujourd’hui sont totalement déformées par la russophobie. En Ukraine, depuis la disparition de l’URSS et plus encore depuis Maïdan, l’Histoire est clairement révisée, seuls existent les méfaits des Russes et des soviétiques, et, pour ce qui est de la Seconde Guerre mondiale, les méfaits des gens de Bandera et consorts sont héroïsés. Je parle de méfaits, mais il s’agit de massacres et de boucheries antisoviétiques et antisémites. On peut en entendre parler en Occident, mais on passe très vite dessus.
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