Pour restituer toute la violence de la révolution iranienne, la romancière Shokoofeh Azar fait parler une fillette morte. Un livre singulier où résonne la rage des femmes de Téhéran et du Moyen-Orient. ENTRETIEN

L’activiste et romancière iranienne Shokoofeh Azar a publié en poche cet été 2022 un roman éblouissant, Quand s’illumine le prunier sauvage. Par le biais du réalisme magique, elle y restitue de manière éminemment poétique les années quatre-vingt sous Khomeini, le destin d’une famille de Téhéran frappée par la révolution islamique. Réfugiée en Australie, elle répond au Soir alors qu’elle boucle son prochain roman, L’arbre Gowkaran de notre cuisine

Shokoofeh Azar en 2022, sur son lieu de création, en Australie.

« La littérature a la puissance et le mystère d’un dragon », dites-vous. Et il semble bien, oui, lorsqu’on lit Quand s’illumine le prunier sauvage, que le mystère magique participe à cette puissance. En littérature, le « réalisme magique » et sa force émotionnelle seraient la bombe atomique ultime ?

Cette bombe, ce volcan ou ce grand feu est à l’intérieur de nous. Le grand poète Hafez dit: « Le feu qui ne meurt jamais est en permanence dans nos cœurs ! » Si je ne libère pas par l’écriture cette bombe ou ce volcan en éruption, je vais sûrement exploser moi-même! (rire)

L’auteur qui a un tel feu intérieur doit choisir l’outil adéquat pour dépeindre et faire exploser cette bombe ou ce volcan. Mon outil pour les pensées et les bombes émotionnelles qui se trouvent en moi, c’est le réalisme magique. Il me permet de faufiler la vision orientale de la sagesse, « Hekmat » (sagesse et émotion), dans le tissu de l’âpre réalité de la vie. 

J’entremêle les fils sulfureux de la réalité et de la sagesse de manière à ce que, de temps à autre, survienne une explosion, un climax dans le récit. C’est la raison pour laquelle il y a plusieurs explosions et climax dans mon roman : une explosion au chapitre cinq, la suivante au chapitre six, etc. Parfois, si vous lisez attentivement, les explosions sont très proches. C’est en réalité comme un champ de mines, avec plusieurs explosions dans un même chapitre. Seul le réalisme magique me donne cette possibilité.

Selon vous, un auteur de fiction doit avoir « le courage de vivre différemment. Si nous ne pouvons pas penser et ressentir différemment, nous ne pouvons pas écrire différemment. » Aujourd’hui, dans votre vie quotidienne, comment entretenez-vous votre différence ?

La différence, selon moi, commence lorsque vous apprenez à répondre à la question ontologique et mystique du « Qui suis-je », et lorsque, pour répondre à cette question, vous découvrez, adaptez ou inventez vos propres principes intellectuels et moraux. Ensuite, vous vous promettez de rester fidèle à ces principes car ils sont la définition de ce que vous êtes. Ces principes peuvent être simples, s’améliorer ou s’enrichir année après année, mais quoi qu’il en soit, vous en avez besoin comme centre de gravité de votre vie, l’ancrage de votre vie. Cela ne signifie pas être fanatique ou bornée. Au contraire, cela signifie que vous avez décidé de ne pas nécessairement suivre les vagues de la vie ou les modes de pensée actuelles. Vous vous appuyez sur un ancrage émotionnel, intellectuel et moral. Le navire de votre vie suit la direction qui vous plaît, et vous savez en permanence que vous disposez à bord d’une ancre bien lourde qui, si nécessaire, peut empêcher votre navire de suivre des vents ou des courants marins indésirables.

J’ai eu une longue adolescence tranquille, qui était une sorte de dépression, mais cela m’a permis d’être une bonne observatrice. Pas à pas, j’ai appris à construire mes principes intellectuels et moraux, puis à leur être fidèle. Cette loyauté m’a éloigné de beaucoup de personnes, et m’a rapproché de peu de gens.

En général, ma famille m’a toujours connue comme une rebelle, une casseuse de normes, une personne inexplicable. Je fais beaucoup de choses que bien des personnes autour de moi ne font pas : j’ai fait la route de la soie en auto-stop alors qu’aucune femme dans mon pays ne pensait cela possible. J’ai navigué cinq jours, seule dans un bateau sans toit, en plein océan, pour trouver refuge en Australie. Arrivée dans ce pays, après être devenue mère célibataire de ma merveilleuse fille, j’ai adopté deux filles afghanes alors que tout le monde me reprochait de me compliquer la vie !

Je parle à mon cœur lorsque je prends de grandes décisions comme celles-là. Parler à son cœur au moment de ces grandes décisions est l’un de mes principes moraux.

Maintenant que je suis la mère célibataire de trois filles magnifiques, je considère que l’un de mes devoirs est d’élever mes filles pour être courageuses, de grandes lectrices, fortes, créatives et indépendantes. Je leur apprends à d’abord acquérir les bons principes intellectuels et leur être loyales… et puis de faire ce qu’elles veulent sans se soucier du jugement des autres, y compris le mien.

Comment concevez-vous votre responsabilité sociale d’auteur avec votre premier roman, Quand s’illumine le prunier sauvage ? Envers les femmes? Envers la population iranienne ? Envers les lecteurs du monde entier, sourds à la souffrance des Iraniens/Iraniennes ?

J’ai toujours ressenti deux responsabilités sociales : d’abord en tant que simple citoyenne, ensuite en tant qu’écrivain-journaliste. Citoyenne ordinaire, j’ai participé en Iran à toutes les manifestations contre le régime, il en va de même aujourd’hui à Melbourne. Je suis même membre d’un groupe qui tente d’identifier et de publier les noms, adresses et patrimoine des enfants de politiciens iraniens qui vivent en Australie.

En tant qu’auteur, à travers mes écrits et interviews, mon devoir est de rendre les gens conscients de notre situation critique sous la férule d’extrémistes islamistes. Dans ma vie sociale, je me considère comme une activiste des droits humains, pour les femmes, les hommes et les enfants confondus. Je veux que les populations d’Iran et du Moyen-Orient se libèrent de deux jougs : le joug de la religion politique, et le joug de la domination occidentale sur nos ressources. Aujourd’hui tout le monde sait que l’Occident obtient un accès aisé à nos ressources en déclenchant des conflits religieux et ethniques au Moyen Orient. Cette sorte de colonialisme occidental doit s’arrêter, tout comme les dictatures idiotes doivent disparaître au Moyen Orient. 

 Fifi Brindacier d’Astrid Lindgren, Le petit prince d’Antoine de St Exupéry ont été parmi vos livres d’enfance les plus mémorables : tous deux des casseurs de normes, du moins des héros qui questionnent la norme. De manière étonnante, vous mentionnez aussi parmi vos lectures Mort à crédit de Céline. Qu’est-ce qui vous a capté dans ces romans ? 

Ce que j’y ai appris, c’est d’être aventureuse et courageuse comme Fifi, et toujours chercher à identifier les principes, comme le Petit prince. Céline est l’un de mes auteurs favoris mais n’est pas le seul auteur français que j’aime. Une partie de mon adolescence et de ma jeunesse a été accaparée par les œuvres de Marguerite Duras, Sartre, Camus, Samuel Beckett, Romain Gary, Eugene Ionesco, Simone de Beauvoir, et Romain Rolland.

Ce que j’apprécie dans Céline, c’est l’esprit rebelle qui traverse ses œuvres, ses convictions anti-guerres, ainsi que son esprit d’entêtement et de rébellion lorsqu’il observe le monde. Fondamentalement, grandir avec des livres pareils ont fait de moi une rebelle, quelqu’un qui n’aime pas entrer dans un cadre prédéfini, quel qu’il soit. Pour moi, l’écriture est le meilleur outil de rébellion. 

Vous travaillez sur un prochain roman, où l’une des questions serait : peut-on vraiment aimer quelqu’un, son corps, son esprit, s’il ne vous est pas permis d’aimer votre propre corps, votre propre esprit. Une dictature peut-elle étouffer notre capacité d’aimer ?

Pas n’importe quel type de dictature ! Nous parlons ici – et dans mon roman – d’une dictature particulière, la dictature islamique, basée sur la loi shariatique. Une dictature qui nous a placé sous contrôle, sous censure, nous a fait suffoquer pendant 43 ans en Iran. Dans ce genre de système politico-religieux, le sujet central est le corps : le gouvernement supervise le corps, le mode de vie, même le type d’alimentation, les habits et les relations privées. Dans ce genre de système, vous n’avez pas le contrôle de votre corps : la loi de la sharia a déjà décidé à la place de votre corps, masculin ou féminin. En tant que femme, votre corps est perçu comme ayant la capacité de concevoir dès l’âge de 9 ans. Votre corps est sous contrôle et autorité de votre père, votre frère puis votre mari. Ce corps n’est qu’un outil de reproduction, il n’est pas un outil pour produire de la pensée et de la créativité. Si vous êtes un homme dans ce système, vous serez opprimé d’une autre manière : dans ce système pensé comme religieux, votre corps d’homme est un outil de pouvoir, de production d’argent, de contrôle, de management. Votre corps est au service du système religieux : à chaque commandement religieux, vous devez simplement obéir.

L’objet principal de mon second roman, « L’arbre Gowkaran de notre cuisine » (The Gowkaran Tree of Our Kitchen) dont j’achève les derniers chapitres, traite de l’indisponibilité de l’amour. Même deux amants sont toujours très éloignés l’un de l’autre. La cause de cette distance est soit la religion, la guerre, la religion, la tradition, peut-être le tout en même temps. Parallèlement, comme toujours, l’un des autres axes principaux de mon roman est l’oppression que nous vivons ces 43 dernières années : l’injustice, la torture le meurtre de dissidents et d’intellectuels en Iran, ce que nous appelons les « meurtres à la chaîne du gouvernement ».

Vous écrivez en farsi. Quel est votre objectif : reconnecter la langue persane au débat intellectuel international ou reconnecter le débat international à la langue persane ? 

J’aime cette question. J’espère qu’après un changement de régime en Iran, les centres d’intérêts et débats iraniens (que ce soit en matière d’art, de littérature, de science ou de politique) trouveront leur place dans les sujets de débat mondiaux. Ces quarante dernières années, il y a beaucoup de choses en Iran dont le monde et l’Occident ont été privés ou qu’ils ont délibérément refusé de voir. J’espère que notre littérature soit une fenêtre ouverte sur le monde. Et à travers cette fenêtre, nous nous verrons l’un l’autre et nous apprendrons l’un de l’autre. Nous avons beaucoup lu de vous à travers la traduction de vos œuvres, et nous savons beaucoup de choses sur votre histoire, votre culture, votre art, votre littérature, vos politiques, mais vous en savez peu à notre sujet, à part un régime terroriste, nos ressources pétrolières et gazières, une poignée de mollahs et de bombes atomiques.

Pour vous, le réalisme magique n’a rien à voir avec la religion : c’est une manière de creuser dans nos ressorts psychologiques et se relier en profondeur aux personnages et à leurs problèmes…

Tant en termes de structures que de contenu, je vois une relation directe et étroite entre les textes mythologiques et la littérature contemporaine de réalisme magique. En d’autres mots, un texte de réalisme magique est en grande partie un texte mythologique parce que ces deux textes trouvent leur origine dans une même perspective intellectuelle, une même vision du monde.

De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de réalisme magique ? Parle-t-on seulement d’une structure, d’un style textuel et littéraire ? Je ne le pense pas ! Quand on parle de réalisme magique, je considère deux variables : d’abord, nous parlons d’une vision intellectuelle du monde. Dans cette vision, le monde appartient à des êtres et pouvoirs, tant naturels que surnaturels : ces deux pouvoirs s’influencent l’un l’autre et, en certains lieux, ils sont dépendants l’un de l’autre, ils n’ont pas de sens l’un sans l’autre. Ensuite, la croyance en ce double pouvoir provient de la tradition sociale de l’auteur : l’auteur ne crée pas ces pouvoirs surnaturels, ils proviennent de sa culture.

Si nous acceptons cette définition simple et basique du réalisme magique, on voit que beaucoup de récits perçus en Occident comme réalisme magique vont être automatiquement disqualifiées.

Je pense que la vision du monde qu’a l’auteur de réalisme magique n’est pas la même que celle des auteurs de textes anciens, mais c’est a minima très proche. Dans les mythes, comme dans les récits de réalisme magique, nous sommes confrontés aux concepts basiques de la vie, la mort, la Création, le temps et l’espace sacré, l’éternité, la perfection humaine, la coexistence des êtres et pouvoirs naturels et surnaturels, etc. Ces êtres surnaturels ne sont pas le produit de l’esprit de l’auteur, mais ils existent dans les croyances anciennes des gens ou de la nation à laquelle appartient l’auteur.

Dès lors, pour moi le texte de réalisme magique se situe quelque part en le mythe et l’Histoire, sur le fil des pouvoirs naturels et surnaturels qui permettent de décrire le monde.

Mais il y a une autre variable de la littérature de réalisme magique qui ne se retrouve pas forcément dans les textes littéraires mythologiques, et c’est sa nature subversive et protestataire (à l’exception, bien sûr, de quelques rares textes mythologiques comme le Gilgamesh, qui est une protestation contre la nature de la mort). Pour moi, le réalisme magique est un style littéraire de protestation. Sous cet angle, nous constatons que le cercle de ce style littéraire se réduit encore et que nombre de romans qui étaient considérés comme tels doivent être retirés de la liste. Ce que j’en comprends est que la littérature de réalisme magique est une tentative de récupérer quelque chose de perdu, de volé, une part oubliée de l’identité, de la qualité ou de la vision du monde d’une nation.