Un conte merveilleux, entre XIX et XXe siècle, le récit de vie de Tönle Bintarn, berger cimbre des hauteurs de Vénétie, à la frontière entre royaume d’Italie et empire austro-hongrois, contrebandier bonhomme dont le monde disparaît avec le siècle nouveau, et dont la famille, le troupeau, même la maison dont le toit de chaume recelait un cerisier, disparaîtront avec la première guerre mondiale. Un voyage germano-latin qui rappelle les premiers Giono.
Traduit de l’italien par Laura Brignon, Totem, 144 p., 8,9 €
Pour restituer toute la violence de la révolution iranienne, la romancière Shokoofeh Azar fait parler une fillette morte. Un livre singulier où résonne la rage des femmes de Téhéran et du Moyen-Orient. ENTRETIEN
L’activiste et romancière iranienne Shokoofeh Azar a publié en poche cet été 2022 un roman éblouissant, Quand s’illumine le prunier sauvage. Par le biais du réalisme magique, elle y restitue de manière éminemment poétique les années quatre-vingt sous Khomeini, le destin d’une famille de Téhéran frappée par la révolution islamique. Réfugiée en Australie, elle répond au Soir alors qu’elle boucle son prochain roman, L’arbre Gowkaran de notre cuisine.
« La littérature a la puissance et le mystère d’un dragon », dites-vous. Et il semble bien, oui, lorsqu’on lit Quand s’illumine le prunier sauvage, que le mystère magique participe à cette puissance. En littérature, le « réalisme magique » et sa force émotionnelle seraient la bombe atomique ultime ?
Cette bombe, ce volcan ou ce grand feu est à l’intérieur de nous. Le grand poète Hafez dit: « Le feu qui ne meurt jamais est en permanence dans nos cœurs ! » Si je ne libère pas par l’écriture cette bombe ou ce volcan en éruption, je vais sûrement exploser moi-même! (rire)
L’auteur qui a un tel feu intérieur doit choisir l’outil adéquat pour dépeindre et faire exploser cette bombe ou ce volcan. Mon outil pour les pensées et les bombes émotionnelles qui se trouvent en moi, c’est le réalisme magique. Il me permet de faufiler la vision orientale de la sagesse, « Hekmat » (sagesse et émotion), dans le tissu de l’âpre réalité de la vie.
J’entremêle les fils sulfureux de la réalité et de la sagesse de manière à ce que, de temps à autre, survienne une explosion, un climax dans le récit. C’est la raison pour laquelle il y a plusieurs explosions et climax dans mon roman : une explosion au chapitre cinq, la suivante au chapitre six, etc. Parfois, si vous lisez attentivement, les explosions sont très proches. C’est en réalité comme un champ de mines, avec plusieurs explosions dans un même chapitre. Seul le réalisme magique me donne cette possibilité.
Selon vous, un auteur de fiction doit avoir « le courage de vivre différemment. Si nous ne pouvons pas penser et ressentir différemment, nous ne pouvons pas écrire différemment. » Aujourd’hui, dans votre vie quotidienne, comment entretenez-vous votre différence ?
La différence, selon moi, commence lorsque vous apprenez à répondre à la question ontologique et mystique du « Qui suis-je », et lorsque, pour répondre à cette question, vous découvrez, adaptez ou inventez vos propres principes intellectuels et moraux. Ensuite, vous vous promettez de rester fidèle à ces principes car ils sont la définition de ce que vous êtes. Ces principes peuvent être simples, s’améliorer ou s’enrichir année après année, mais quoi qu’il en soit, vous en avez besoin comme centre de gravité de votre vie, l’ancrage de votre vie. Cela ne signifie pas être fanatique ou bornée. Au contraire, cela signifie que vous avez décidé de ne pas nécessairement suivre les vagues de la vie ou les modes de pensée actuelles. Vous vous appuyez sur un ancrage émotionnel, intellectuel et moral. Le navire de votre vie suit la direction qui vous plaît, et vous savez en permanence que vous disposez à bord d’une ancre bien lourde qui, si nécessaire, peut empêcher votre navire de suivre des vents ou des courants marins indésirables.
J’ai eu une longue adolescence tranquille, qui était une sorte de dépression, mais cela m’a permis d’être une bonne observatrice. Pas à pas, j’ai appris à construire mes principes intellectuels et moraux, puis à leur être fidèle. Cette loyauté m’a éloigné de beaucoup de personnes, et m’a rapproché de peu de gens.
En général, ma famille m’a toujours connue comme une rebelle, une casseuse de normes, une personne inexplicable. Je fais beaucoup de choses que bien des personnes autour de moi ne font pas : j’ai fait la route de la soie en auto-stop alors qu’aucune femme dans mon pays ne pensait cela possible. J’ai navigué cinq jours, seule dans un bateau sans toit, en plein océan, pour trouver refuge en Australie. Arrivée dans ce pays, après être devenue mère célibataire de ma merveilleuse fille, j’ai adopté deux filles afghanes alors que tout le monde me reprochait de me compliquer la vie !
Je parle à mon cœur lorsque je prends de grandes décisions comme celles-là. Parler à son cœur au moment de ces grandes décisions est l’un de mes principes moraux.
Maintenant que je suis la mère célibataire de trois filles magnifiques, je considère que l’un de mes devoirs est d’élever mes filles pour être courageuses, de grandes lectrices, fortes, créatives et indépendantes. Je leur apprends à d’abord acquérir les bons principes intellectuels et leur être loyales… et puis de faire ce qu’elles veulent sans se soucier du jugement des autres, y compris le mien.
Comment concevez-vous votre responsabilité sociale d’auteur avec votre premier roman, Quand s’illumine le prunier sauvage ? Envers les femmes? Envers la population iranienne ? Envers les lecteurs du monde entier, sourds à la souffrance des Iraniens/Iraniennes ?
J’ai toujours ressenti deux responsabilités sociales : d’abord en tant que simple citoyenne, ensuite en tant qu’écrivain-journaliste. Citoyenne ordinaire, j’ai participé en Iran à toutes les manifestations contre le régime, il en va de même aujourd’hui à Melbourne. Je suis même membre d’un groupe qui tente d’identifier et de publier les noms, adresses et patrimoine des enfants de politiciens iraniens qui vivent en Australie.
En tant qu’auteur, à travers mes écrits et interviews, mon devoir est de rendre les gens conscients de notre situation critique sous la férule d’extrémistes islamistes. Dans ma vie sociale, je me considère comme une activiste des droits humains, pour les femmes, les hommes et les enfants confondus. Je veux que les populations d’Iran et du Moyen-Orient se libèrent de deux jougs : le joug de la religion politique, et le joug de la domination occidentale sur nos ressources. Aujourd’hui tout le monde sait que l’Occident obtient un accès aisé à nos ressources en déclenchant des conflits religieux et ethniques au Moyen Orient. Cette sorte de colonialisme occidental doit s’arrêter, tout comme les dictatures idiotes doivent disparaître au Moyen Orient.
Fifi Brindacier d’Astrid Lindgren, Le petit prince d’Antoine de St Exupéry ont été parmi vos livres d’enfance les plus mémorables : tous deux des casseurs de normes, du moins des héros qui questionnent la norme. De manière étonnante, vous mentionnez aussi parmi vos lectures Mort à crédit de Céline. Qu’est-ce qui vous a capté dans ces romans ?
Ce que j’y ai appris, c’est d’être aventureuse et courageuse comme Fifi, et toujours chercher à identifier les principes, comme le Petit prince. Céline est l’un de mes auteurs favoris mais n’est pas le seul auteur français que j’aime. Une partie de mon adolescence et de ma jeunesse a été accaparée par les œuvres de Marguerite Duras, Sartre, Camus, Samuel Beckett, Romain Gary, Eugene Ionesco, Simone de Beauvoir, et Romain Rolland.
Ce que j’apprécie dans Céline, c’est l’esprit rebelle qui traverse ses œuvres, ses convictions anti-guerres, ainsi que son esprit d’entêtement et de rébellion lorsqu’il observe le monde. Fondamentalement, grandir avec des livres pareils ont fait de moi une rebelle, quelqu’un qui n’aime pas entrer dans un cadre prédéfini, quel qu’il soit. Pour moi, l’écriture est le meilleur outil de rébellion.
Vous travaillez sur un prochain roman, où l’une des questions serait : peut-on vraiment aimer quelqu’un, son corps, son esprit, s’il ne vous est pas permis d’aimer votre propre corps, votre propre esprit. Une dictature peut-elle étouffer notre capacité d’aimer ?
Pas n’importe quel type de dictature ! Nous parlons ici – et dans mon roman – d’une dictature particulière, la dictature islamique, basée sur la loi shariatique. Une dictature qui nous a placé sous contrôle, sous censure, nous a fait suffoquer pendant 43 ans en Iran. Dans ce genre de système politico-religieux, le sujet central est le corps : le gouvernement supervise le corps, le mode de vie, même le type d’alimentation, les habits et les relations privées. Dans ce genre de système, vous n’avez pas le contrôle de votre corps : la loi de la sharia a déjà décidé à la place de votre corps, masculin ou féminin. En tant que femme, votre corps est perçu comme ayant la capacité de concevoir dès l’âge de 9 ans. Votre corps est sous contrôle et autorité de votre père, votre frère puis votre mari. Ce corps n’est qu’un outil de reproduction, il n’est pas un outil pour produire de la pensée et de la créativité. Si vous êtes un homme dans ce système, vous serez opprimé d’une autre manière : dans ce système pensé comme religieux, votre corps d’homme est un outil de pouvoir, de production d’argent, de contrôle, de management. Votre corps est au service du système religieux : à chaque commandement religieux, vous devez simplement obéir.
L’objet principal de mon second roman, « L’arbre Gowkaran de notre cuisine » (The Gowkaran Tree of Our Kitchen) dont j’achève les derniers chapitres, traite de l’indisponibilité de l’amour. Même deux amants sont toujours très éloignés l’un de l’autre. La cause de cette distance est soit la religion, la guerre, la religion, la tradition, peut-être le tout en même temps. Parallèlement, comme toujours, l’un des autres axes principaux de mon roman est l’oppression que nous vivons ces 43 dernières années : l’injustice, la torture le meurtre de dissidents et d’intellectuels en Iran, ce que nous appelons les « meurtres à la chaîne du gouvernement ».
Vous écrivez en farsi. Quel est votre objectif : reconnecter la langue persane au débat intellectuel international ou reconnecter le débat international à la langue persane ?
J’aime cette question. J’espère qu’après un changement de régime en Iran, les centres d’intérêts et débats iraniens (que ce soit en matière d’art, de littérature, de science ou de politique) trouveront leur place dans les sujets de débat mondiaux. Ces quarante dernières années, il y a beaucoup de choses en Iran dont le monde et l’Occident ont été privés ou qu’ils ont délibérément refusé de voir. J’espère que notre littérature soit une fenêtre ouverte sur le monde. Et à travers cette fenêtre, nous nous verrons l’un l’autre et nous apprendrons l’un de l’autre. Nous avons beaucoup lu de vous à travers la traduction de vos œuvres, et nous savons beaucoup de choses sur votre histoire, votre culture, votre art, votre littérature, vos politiques, mais vous en savez peu à notre sujet, à part un régime terroriste, nos ressources pétrolières et gazières, une poignée de mollahs et de bombes atomiques.
Pour vous, le réalisme magique n’a rien à voir avec la religion : c’est une manière de creuser dans nos ressorts psychologiques et se relier en profondeur aux personnages et à leurs problèmes…
Tant en termes de structures que de contenu, je vois une relation directe et étroite entre les textes mythologiques et la littérature contemporaine de réalisme magique. En d’autres mots, un texte de réalisme magique est en grande partie un texte mythologique parce que ces deux textes trouvent leur origine dans une même perspective intellectuelle, une même vision du monde.
De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de réalisme magique ? Parle-t-on seulement d’une structure, d’un style textuel et littéraire ? Je ne le pense pas ! Quand on parle de réalisme magique, je considère deux variables : d’abord, nous parlons d’une vision intellectuelle du monde. Dans cette vision, le monde appartient à des êtres et pouvoirs, tant naturels que surnaturels : ces deux pouvoirs s’influencent l’un l’autre et, en certains lieux, ils sont dépendants l’un de l’autre, ils n’ont pas de sens l’un sans l’autre. Ensuite, la croyance en ce double pouvoir provient de la tradition sociale de l’auteur : l’auteur ne crée pas ces pouvoirs surnaturels, ils proviennent de sa culture.
Si nous acceptons cette définition simple et basique du réalisme magique, on voit que beaucoup de récits perçus en Occident comme réalisme magique vont être automatiquement disqualifiées.
Je pense que la vision du monde qu’a l’auteur de réalisme magique n’est pas la même que celle des auteurs de textes anciens, mais c’est a minima très proche. Dans les mythes, comme dans les récits de réalisme magique, nous sommes confrontés aux concepts basiques de la vie, la mort, la Création, le temps et l’espace sacré, l’éternité, la perfection humaine, la coexistence des êtres et pouvoirs naturels et surnaturels, etc. Ces êtres surnaturels ne sont pas le produit de l’esprit de l’auteur, mais ils existent dans les croyances anciennes des gens ou de la nation à laquelle appartient l’auteur.
Dès lors, pour moi le texte de réalisme magique se situe quelque part en le mythe et l’Histoire, sur le fil des pouvoirs naturels et surnaturels qui permettent de décrire le monde.
Mais il y a une autre variable de la littérature de réalisme magique qui ne se retrouve pas forcément dans les textes littéraires mythologiques, et c’est sa nature subversive et protestataire (à l’exception, bien sûr, de quelques rares textes mythologiques comme le Gilgamesh, qui est une protestation contre la nature de la mort). Pour moi, le réalisme magique est un style littéraire de protestation. Sous cet angle, nous constatons que le cercle de ce style littéraire se réduit encore et que nombre de romans qui étaient considérés comme tels doivent être retirés de la liste. Ce que j’en comprends est que la littérature de réalisme magique est une tentative de récupérer quelque chose de perdu, de volé, une part oubliée de l’identité, de la qualité ou de la vision du monde d’une nation.
La suite de notre échange: la romancière et activiste iranienne Shokoofeh Azar prédit un grand basculement populaire, et met l’Europe en garde: choisissez votre camp, avec la population ou avec le régime. ENTRETIEN
Vous êtes engagée dan la lutte sociale depuis un quart de siècle, militante entre autres contre le hijab obligatoire. Aviez-vous vu perçu la montée en puissance de l’activisme féministe en Iran, ou avez-vous été agréablement surprise par la mobilisation enclenchée en septembre ?
Depuis que je suis journaliste, vers 1997, j’ai travaillé de manière permanente sur les droits humains en Iran. C’était un temps où nous ne pouvions même pas imaginer que des gens crient « Mort au dictateur » dans la rue. Maintenant les gens chantent en toute simplicité : « Mort à Khamenei » (NDLR, l’actuel guide suprême de la révolution).
Étudier les slogans peut être un excellent point de repère pour vérifier la qualité, la vitesse, la force et la diffusion des contestations populaires. A une certaine époque, on ne pouvait imaginer porter autre chose en rue que les uniformes obligés, pantalons et châles, par crainte de la police de la moralité (NDLR : Gasht-e Ershad). Mais aujourd’hui nos femmes entament courageusement, dans la rue, des cérémonies de brûlage de châles, et déambulent en chemisiers et jupes. A une certaine époque, la tradition et le régime coïncidaient, mais un tel fossé s’est creusé entre la tradition et le régime qu’aujourd’hui même les gens traditionnels détestent ce régime répressif.
Il y a cinq ans environ, une journaliste iranienne, Masih Alinejad, a créé une page Facebook intitulée « Ma liberté furtive » où elle demandait aux femmes de partager des photos d’elles sans le hijab obligatoire. En peu de temps, cette page Facebook est devenue un mouvement et le concept principal de Masih Alinejad dans sa lutte contre le régime. Elle a été la première à crier courageusement: #Non_au_hijab_obligatoire.
Avant cela, il y a environ quinze ans, des femmes juristes ont lancé la « Campagne d’un million de signatures » : les gens étaient invités à signer pour des droits égaux pour les femmes et les hommes. Je me souviens que cette campagne est devenue à ce point populaire que même dans les bus et les trains, les gens parlaient de cette campagne, spécialement les femmes.
Il y a vingt ans, Mohammad Khatami, le président le plus populaire d’Iran (NDLR : 1997-2005) parlait ouvertement des droits des femmes, des droits humains et des revendications populaires. Bien qu’il soit devenu par la suite, malheureusement, la marionnette de Khamenei, il a éclairé beaucoup d’esprit en matière d’égalité des droits des hommes et des femmes.
Il y a plusieurs années déjà qu’une femme s’est immolée vivante en face du parlement, en chantant contre le hijab obligatoire.
Bref, ce que nous voyons aujourd’hui dans les rues d’Iran a commencé par tous ces gestes : quand des gens ont réalisé qu’ils pouvaient avoir des demandes égalitaires et tenir le régime pour responsable.
Lire les romans de Julian Semenov permet-il de mieux comprendre l’antagonisme entre Russes et Ukrainiens ? Pour le romancier français Antoine Volodine, ils sont un remède aux amnésies de l’Occident. ENTRETIEN
Dans le contexte actuel de guerre en Ukraine, il est délicat d’évoquer la russophobie qui s’est développée dans la population ukrainienne bien avant les invasions russes de 2014 et 2022. Jetant un œil vers l’autre camp, il est tout aussi inconfortable de tenter d’intégrer la hantise des Russes face à une Ukraine perçue comme pro-nazie, voire «fasciste». L’actualité littéraire offre au moins une opportunité d’en débattre, de mieux appréhender les positions historiques de chacune des deux anciennes républiques socialistes : la réédition de l’œuvre du romancier soviétique Julian Semenov aux Éditions du Canoë, puis en poche chez 10/18.
La vie de Julian Semenov (1931-1993) coïncide presqu’exactement avec celle de l’URSS (1922-1991), une réalité qui nous devient lentement étrangère. Reporter international, écrivain, maître du roman policier et d’espionnage, Semenov sera notamment l’auteur de romans extrêmement populaires en ex-URSS, mettant en scène le maître-espion soviétique Stierlitz face à l’ennemi nazi. Juste des romans ? Non pas : Semenov est réputé proche du KGB de Iouri Andropov, ses fictions (entre autres Opération Barbarossa qui raconte l’adhésion d’une frange de l’Ukraine au régime nazi) sont truffées de références historiques qui nourrissent les notes de bas de page. On est bien dans une traduction du monde par la fiction, mais avec l’imaginaire diablement documenté d’un témoin d’exception.
« Une formidable quantité d’archives, de documents, de circulaires, de notes secrètes parcourent les ouvrages de Semenov : authentiques ou inventées, mais toutes vraisemblables », note un autre passionné de l’époque soviétique, le romancier français Antoine Volodine dans sa préface à Ordre de survivre, le plus récent des romans de Semenov à être publié aux Édition du Canoë.
À elle seule, la préface de Volodine marque les esprits. En introduction à l’œuvre de Semenov, il y pointe les amnésies sélectives des « alliés atlantistes », la russophobie, un antisoviétisme qui empêcherait l’Occident de mieux analyser les grands affrontements du XXe siècle, au risque d’en être « les enfants perdus ». Pour Le Soir, Antoine Volodine a accepté de développer sa pensée.
Vous évoquez l’ « histoire déformée, révisée, lavée à l’eau de javel des idéologies atlantistes », les « blancs mémoriels ». Quels sont ces appauvrissements de l’« histoire mutilée » qui nous aideraient aujourd’hui, s’ils étaient rappelés, à mieux comprendre la guerre en Ukraine ?
Il me semble que le rôle de l’Union soviétique dans l’écrasement du régime hitlérien est souvent mis entre parenthèses, comme s’il s’agissait d’un élément notable mais non essentiel. Pour les Soviétiques, et les Russes aujourd’hui, l’Histoire a été révisée, leur rôle amoindri, ce qui les révulse et les consterne. Les chiffres des morts soviétiques (près de 26 millions) est rarement évoqué en Occident, et certainement pas avec la même compassion horrifiée qui accompagne cette mention en Russie. Le sacrifice a été immense, quelles qu’aient pu être les erreurs stratégiques de Staline et quelles qu’aient pu être ensuite les conséquences de la victoire sur les pays d’Europe de l’Est. Les versions occidentales de la victoire contre les nazis sont marquées par la libération aux couleurs américaines, les versions des pays de l’Est, en Pologne et en Ukraine aujourd’hui sont totalement déformées par la russophobie. En Ukraine, depuis la disparition de l’URSS et plus encore depuis Maïdan, l’Histoire est clairement révisée, seuls existent les méfaits des Russes et des soviétiques, et, pour ce qui est de la Seconde Guerre mondiale, les méfaits des gens de Bandera et consorts sont héroïsés. Je parle de méfaits, mais il s’agit de massacres et de boucheries antisoviétiques et antisémites. On peut en entendre parler en Occident, mais on passe très vite dessus.